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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Marcel Alocco «  qui sait l’aube attendre »

Lire l’art du XXe siècle

Un entretien Marcel Alocco / Denys Riout*

M.Alocco : Ton livre « Qu’est-ce que l’art moderne ? » paru en octobre 2000 a déjà fait l’objet d’une réédition. Pour aller vite je dirais qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation destiné aux amateurs, aux lycéens ou étudiants, et dont le titre « Qu’est-ce que l’art moderne » est trompeur, puisqu’il s’agit plutôt d’art contemporain, avec une brève introduction par l’art moderne. La quatrième de couverture dit : « l’œuvre d’art a cessé  d’être peinture ou sculpture pour se faire uniquement vidéo, photographie, performance ou exhibition du corps de l’artiste », ce qui me paraît un peu caricatural de ton propos puisque tu parles de « l’élasticité formidable du concept d’art », et parlant page 416 de photos tu écris qu’elles « témoignent on ne peut plus clairement du primat de la peinture qui, en dépit de son obsolescence maintes fois postulée, au cours du siècle, demeure un modèle épistémologique » et que tu termines l’ouvrage par : « Aucun signe ne conduit à penser que cette aventure s’est achevée avec le siècle ». L’art moderne que nous abandonnerions serait caractérisé par l’avant-gardisme, qui, contrairement à l’art actuel, aurait fonctionné sur la pratique de l’exclusion et l’idée de progrès. « L’avant-gardisme, conception devenue caduque de la modernité contemporaine » (Page 423). Mais, définissant la démarche de ton exposé, tu emploies les mêmes critères : tu tranches pour les « créations les plus radicalement novatrices » et arbitrairement écartes la peinture qui « bien intégrée » ne mériterait pas d’être encore  expliquée…

Denys Riout : Ta question me paraît assez dalinienne : elle est bardée de tiroirs. Je vais tenter de les considérer un à un. Tout d’abord, commençons par un peu d’autosatisfaction. En effet, Qu’est-ce que l’art moderne ? avait fait l’objet d’une réédition en 2001. Un troisième tirage vient de sortir des presses. En outre, l’ouvrage a été traduit en italien : publié par Einaudi, il porte un autre titre, L’Arte del ventesimo secolo. Protagonisti, temi, correnti (Einaudi, 2002). J’aime assez ce titre qui, comme celui de la version originale, n’est pas de moi – bien entendu, j’ai accepté l’un et l’autre et ne les renie donc nullement. Ainsi, les Italiens ont mis l’accent sur « l’art du XXe siècle ». Contrairement à ce que tu suggères, je crois qu’ils ont raison. En France, mon éditeur voulait tout d’abord intituler mon essai Qu’est-ce que l’art contemporain ? Je l’ai convaincu qu’un tel titre ne refléterait pas le contenu de l’ouvrage et je ne désespère pas de te convaincre, toi aussi.

Marcel Alocco : S’il n’est question que d’accentuation, bien entendu… Je crois qu’il faudrait surtout s’entendre sur la signification des notions employées.

Denys Riout : Pour les historiens, la désignation « art moderne » renvoie à une période qui commence à la Renaissance et s’achève au XIXe siècle. L’une de mes amies, universitaire « moderniste », spécialiste du XVIe siècle, n’a jamais accepté, je crois, que le titre de mon livre suggère que je traite de l’art « moderne » au sens où elle l’entend, à bon droit dans le contexte savant qui est le sien. Les mots sont piégés, car pour un grand nombre d’amateurs d’art, cette dénomination est incompréhensible : l’art renaissant, baroque ou classique, c’est pour eux de l’art ancien.

M’adressant à un lectorat potentiellement plus large que celui des seuls spécialistes, je me réfère à une expérience toute simple. Lorsque nous nous rendons dans un musée d’art moderne, nous espérons voir des œuvres du XXe siècle. C’est en effet ce que présentent, par exemple, le Musée national d’art moderne, à Paris, ou le Museum of Modern Art de New York. Depuis quelque temps, un débat tend à introduire une coupure dans l’art du XXe siècle : ainsi, le Musée d’art contemporain de Lyon se consacre aux œuvres réalisées à partir des années soixante. Les musées d’art moderne  ne sont pas extensibles à l’infini, et il faudra un jour accepter de scinder les collections pour continuer à les exposer, dans des lieux distincts. La plupart des conservateurs ou des critiques et beaucoup d’historiens considèrent que 1960 serait une date acceptable, en dépit du caractère arbitraire de toute division temporelle. Ainsi, l’art de la première moitié du siècle serait « moderne », et l’art postérieur à la seconde guerre mondiale serait « contemporain ». Mais il n’en reste pas moins que, pour beaucoup d’amateurs et pour de nombreuses institutions, la périodisation « art moderne » renvoie aux œuvres crées depuis le début du XXe siècle… jusqu’à nos jours.

Marcel Alocco : Il est possible d’étendre ou restreindre le « moderne », si la définition se fonde sur la cohérence idéologique d’une période. Mais difficile de ne pas donner à « contemporain » la durée minima d’une vie active jusqu’à ce jour. La remise en question des œuvres peut être éternelle. Déjà, pour un artiste mort très jeune, l’œuvre reste d’une certaine façon en travail avec celles de sa génération, variable jusqu’à l’intégration… ou l’effacement. Et revisitée à l’infini.

Denys Riout : Certes… Mais je voulais tout simplement proposer à mes lecteurs des éléments d’explication pour qu’ils ne soient pas trop démunis devant les œuvres les plus déconcertantes de l’art du XXe siècle. Il est vrai que mon expérience d’enseignant a beaucoup pesé. J’ai donné des cours en D.E.U.G. durant des années et j’ai constaté que les jeunes gens qui arrivent du lycée ont davantage de difficulté à commenter le Carré noir de Malevitch qu’une peinture réalisée à la même époque par Matisse ou Dufy et qu’ils demeurent plus perplexes devant un ready-made, une installation ou une œuvre conceptuelle que face à une sculpture de Moore ou de Giacometti. Ces quelques exemples montrent que l’art « moderne » (les premiers ready-mades datent des années dix) ou la peinture (le Carré noir fut exposé en 1915) ne sont pas toujours « bien intégrés ».

Et pourtant, je ne crois pas faux de prétendre que l’objet peinture, qui jouit d’une longue tradition, demeure dans la plupart des cas sinon plus aisé à comprendre, du moins plus directement abordable pour un public de bonne volonté. Ayant enseigné aussi l’art moderne au sens universitaire du terme, je sais combien est grande l’illusion d’accessibilité des peintures anciennes. Il suffit de commenter un peu attentivement une peinture de Poussin ou d’Ingres pour montrer aux étudiants à quel point des œuvres qu’ils croyaient comprendre d’emblée, manifestent des intentions dont ils ne soupçonnaient nullement l’existence faute de posséder les clefs que donne une culture historique, religieuse ou mythique, nécessaire pour en démêler l’iconographie, préambule indispensable à une perception plus adéquate de ces images savamment composées dont le sens est beaucoup plus difficile à décrypter qu’il n’y paraît.

Marcel Alocco : Ce qui faisait dire à Vinci, traduit en français actuel, que « la peinture est une chose conceptuelle ». Il s’agit là de l’être-objet-de-parole de l’art, la peinture qui n’existe que pour créer du discours, je n’ai jamais cessé de le dire et de l’écrire. Il y a la spécificité du langage peinture, et son inévitable participation à un ensemble idéologique, une culture, oui, qu’il faut décrypter.  Mais c’est un autre débat, quoique… Revenons à ton livre, à la stratégie adoptée.

Denys Riout : L’ouvrage compte plus de cinq cents pages. C’est beaucoup, mais il me fallait pourtant faire des choix : j’ai retenu les difficultés les plus évidentes, compte tenu de mon expérience d’intercesseur, ce qui ne préjuge en rien de la valeur des œuvres et des mouvements considérés comme de tout ce dont je ne dis mot. La méthode utilisée déploie une approche chronologique de grandes thématiques, ce qui me permet de présenter une genèse des idées et des objets. Je reste convaincu, comme Paul Klee, que la connaissance de la formation éclaire la connaissance de la forme qui en résulte. Par ailleurs, je crois que la seule chronologie n’a aucune valeur heuristique. Lorsque j’étais étudiant, j’ai lu beaucoup d’ouvrages qui suivaient la succession des mouvements – après le fauvisme,  le cubisme, le futurisme, puis l’abstraction, le dadaïsme, le surréalisme, l’art concret, etc. Cette approche me laissait l’impression d’être placé devant un capharnaüm irrationnel sauvé du chaos définitif par une vision téléologique de l’histoire, vision qui m’a toujours paru suspecte.

Les historiens et les philosophes m’ont appris à considérer d’autres temporalités, à envisager une contemporanéité complexe, où se tressent des fils qui poursuivent leur propre aventure. Ces fils, ce sont de grandes problématiques qui se développent, en croisent d’autres, changent de direction, se métamorphosent, cheminent secrètement avant de resurgir, éclairées par la lumière de leur devenir. Pour comprendre une époque, il faut démêler cet écheveau, dresser l’archéologie des savoirs et des pratiques. En d’autres termes, j’estime qu’il faut élaborer un récit à la fois descriptif et conceptuel. Cette méthode, qui n’a aujourd’hui rien d’original, je l’avais déjà largement utilisée pour une recherche plus « pointue », celle que j’avais menée sur la peinture monochrome. J’ai donc repris une approche de cette nature pour Qu’est-ce que l’art moderne ? , n’hésitant pas à remonter jusqu’aux débats de l’Académie sur le coloris, aux discussions concernant l’ut pictura poesis ou encore aux conceptions byzantines de l’icône, quand j’estimais cela nécessaire pour la compréhension des enjeux esthétiques soulevés par les œuvres et les écrits des artistes du XXe siècle.

Marcel Alocco : L’œuvre d’art est enracinée, et il faut toujours remonter au germe, la situer dans une continuité et ses contextes complexes, d’accord. Le Carré noir de Malevitch pour l’un, la Renaissance pour qui suit plus loin la racine… Pour moi, les peintures rupestres… Tout dépend dans quelle perspective on veut comprendre, « comprendre » au sens fort et littéral… Faire entrer dans une certaine cohérence de sa pensée. La visée pédagogique, pour simplifier, ou cinq mille pages pour ne pas tout dire !

Denys Riout : En effet… Mais mon travail avait une visée explicative plus que pédagogique. Cet essai n’est pas un manuel. Il est divisé en cinq parties. La première s’attache – longuement – à l’abstraction, bien intégrée aujourd’hui, mais qui constitua longtemps une pomme de discorde. Puis-je te faire remarquer que sur les quelques cent dix pages consacrées à l’art abstrait, j’évoque la sculpture, mais que je consacre l’essentiel de mon exposé à… la peinture ? La méthode adoptée me conduit à dresser un panorama historique et conceptuel de l’abstraction depuis ses débuts (Kandinsky, Delaunay, Malevitch, Mondrian), dans les années dix, jusqu’à nos jours (Gerhard Richter, Peter Halley). La deuxième partie forme avec la première une manière de diptyque. Au moment où des peintres commençaient à élaborer un art sans recourir à la mimésis, d’autres introduisaient dans leurs tableaux des objets directement puisés dans le monde : le collage inaugura une conception de l’art qui, très rapidement, échappa aux anciennes catégories, fondées sur les spécificités de métiers distincts. Avec les ready-mades, radicalisation  du recours aux objets réels, autre manière de ne plus représenter, l’art n’est plus tributaire de la forme « tableau » ou de la forme « sculpture ». Les constructions, les assemblages, les environnements utilisent les technologies modernes du moment (moteurs électriques, projections lumineuses, photographies, vidéo, etc.) ou s’approprient les matériaux les plus variés, mais ils délaissent les pigments du peintre ou la glaise, le bronze, les pierres nobles du sculpteur. Enracinée dans la modernité (le début du XXe siècle), cette aventure issue de la peinture s’est objectivement développée contre elle.

Marcel Alocco : Comme le cinéma contre le théâtre… Lequel a rarement été aussi présent et créatif que ces cinquante dernières années ! Ce que je reproche à cette vision actuelle, c’est d’être aveugle à la peinture, au fait que la peinture – c’est-à-dire cette chose qui prend sens par la couleur – existe autrement, dans une dimension qui n’est pas seulement celle du tableau, mais spécifiquement peinture. Je parle ici pour moi, mais aussi pour des artistes comme Ernest-Pignon qui illimite son inscription dans la rue, pour Martin Miguel qui inclus sa couleur dans le construit de la matière, pour Charvolen avec ses structures d’architecture textile-colle-couleurs

Denys Riout : Ainsi, comme l’indique justement la quatrième de couverture qui te fait bondir, l’œuvre d’art peut ne plus être une peinture ou une sculpture, mais peut aussi bien en être une.

Marcel Alocco : Dit ainsi, d’accord. Mais ce n’est pas ce que dit la couverture : « L’œuvre d’art a cessé d’être peinture ou sculpture pour se faire uniquement vidéo, photographie, performance ou exhibition du corps de l’artiste ». Uniquement !  Cette proposition, que tu ne défends pas vraiment trahit un courant de pensée techniciste dominant. Mais avec un crayon et du papier, ou un peu de matière colorée et un support, tu peux encore produire autant de sens que Malevitch, Mondrian ou Picasso. L’avantage de la vidéo est que Sony pèse plus lourd que Lefranc & Bourgeois. Les étudiants savent aussi qu’on est mieux payé et estimé à la télé qu’à enseigner les arts plastiques dans un collège. Seulement, avec une vidéo, tu es faiblard à côté de Ben Laden, à côté de la réalité. Il est des jours où cinq minutes de J.T. créent plus de symbolique et marquent davantage les imaginaires que tous les Centres d’Art électrifiés réunis.

Denys Riout : Je ne suis pas certain que la peinture puisse, par essence, mieux rivaliser avec la réalité ou avec l’information télévisuelle que la vidéo ou la photographie. Inversement, rien ne dit qu’avec les machines Sony, des artistes ne puissent pas créer des œuvres profondément émouvantes, riches de sens.  Mais, dans le travail dont nous parlons, j’évite par principe de me prononcer sur la valeur de telle ou telle réalisation. J’observe celles que les musées, les biennales, les foires marchandes et culturelles ou encore les discours critiques nous présentent, et je tente d’expliquer comment on en est arrivé là. Si je peux proposer une métaphore, je dirais que je veux comprendre comment et pourquoi l’homme occidental a mis au point de nouveaux moyens de déplacement, le train, l’automobile, l’avion, ce qui ne signifie nullement que je trouve dénués d’intérêt la marche à pied, l’équitation ou la navigation à la voile, moyens traditionnels qui ont toujours leur légitimité et leurs adeptes et dont je parlerais si j’écrivais un ouvrage sur les transports, tout comme j’ai ici réservé une place substantielle, mais pas la première, à la peinture dans Qu’est-ce que l’art moderne ?

Marcel Alocco : Ta métaphore a pour qualité de bien dire le constat progressiste. Mais la peinture n’est pas seulement un moyen, c’est un langage, une production de sens. On ne peut dire que le français n’est plus créatif parce que l’anglais est plus efficace dans le commerce international. Agir en Romain et penser en Grec, ça s’intrique, mais ce n’est pas sur le même plan.

Denys Riout : Je contesterais volontiers ton assertion : la peinture en soi n’est pas un langage (cf. la peinture en bâtiment) bien qu’elle puisse, dans certaines conditions (quand il y a art, justement) produire du sens, susciter des émotions. En revanche, je t’accorde volontiers qu’elle joue dans le développement de l’art du XXe siècle un rôle considérable – et d’ailleurs j’essaye de le montrer dans mon livre. Cependant, le fait majeur, si l’on se réfère aux siècles précédents, c’est qu’elle se trouve en quelque sorte régionalisée – je ne dis pas marginalisée – dans un univers, celui de l’art, en expansion continuelle. D’ailleurs, l’idée d’une « mort de la peinture », formulée dès les années vingt, n’a plus cessé de hanter la modernité. C’est, dans notre culture, un fait vraiment nouveau. Aussi, je crois que si l’on envisage l’art du XXe siècle dans une perspective historique, c’est d’abord cela qu’il faut expliquer.

Marcel Alocco :« La mort de la peinture » est une idée contestable, ne serait-ce qu’en constatant qu’elle est déjà morte plusieurs fois : avec la peinture pariétale préhistorique, avec la peinture primitive, avec la peinture classique que tue à son tour la modernité… C’est un chat, elle a sept vies, ou sept mille. Elle change de système, de forme, elle reste  de la peinture, couleurs qui font sens dans les formes. Que ça machine à côté, d’accord, mais souvent « célibataire » dit Marcel !

Denys Riout : Tu développes là une position polémique et militante, celle d’un artiste quand j’adopte dans mon livre le parti de l’observateur et de l’analyste : ainsi il faut concéder, par exemple, l’importance (je ne dis pas la valeur) de Duchamp. C’est pourquoi la partie centrale plus brève que les autres, examine comment l’invention de formes artistiques nouvelles et l’utilisation de matériaux laissés pour compte par la tradition ont suscité la recherche d’appuis, de références ou de modèles jusqu’alors méprisés ou ignorés – les arts « primitifs », les dessins d’enfants, les graffiti, l’art brut et autres formes d’expression rendues disponibles par le développement du « musée imaginaire ». Parallèlement, une série de mutations esthétiques conféraient une manière de légitimité à des pratiques ou des conceptions jusqu’alors bannies –le recours au hasard, la valorisation du ratage, le goût de l’éphémère, l’abandon aux délices du kitsch. Les deux dernières parties s’attachent essentiellement à la période contemporaine (à partir des années soixante). L’une analyse les développements de l’art en proie à une « dé-définition » (j’emprunte cette formulation à Rosenberg) dès lors que la notion d’arts plastiques a triomphé, absorbant en son sein les antiques beaux-arts. L’autre, enfin, examine les changements d’attitude ou de comportement que tout ce chambardement exige des amateurs d’art.

Ainsi j’espère t’avoir convaincu sur deux points : mon livre traite de l’art du XXe siècle, dans son ensemble – Picasso, Schwitters ou Duchamp y sont plus souvent évoqués que Jeff Koons, Bill Viola ou Jeff Wall. Quant à la peinture, si elle n’est pas autant valorisée que tu le souhaiterais, elle n’est pas aussi négligée que tu le prétends, bien que sa place soit relative : qu’on le regrette est une autre affaire. Il suffit de fréquenter les musées d’art moderne ou les grandes manifestations artistiques pour ne plus douter qu’il s’agit là d’un fait, un fait troublant, dérangeant voire scandaleux pour beaucoup. Autrefois royaume dont le rayonnement régentait le reste du monde de l’art – la querelle du Paragone en témoigne – la peinture, Empire colonial dépouillé de ses possessions, privées de ses prérogatives, est bel et bien devenue une province, au charme incomparable, souvent, mais province.

On m’a fait un autre reproche, que tu pourrais peut-être reprendre à ton compte et auquel je suis sensible : « vos arguments sont recevables, mais il n’en reste pas moins que vous faites l’histoire des vainqueurs. » Cela me trouble d’autant plus que c’est vrai, à l’évidence. Il va de soi que les « vainqueurs », c’est précisément ceux auxquels nous sommes tous confrontés. Cela ne m’empêche pas, dans d’autres travaux, plus confidentiels, on s’en doute, d’explorer les marges de l’art consacré ou même, parfois de tenter des réhabilitations. Mais ce qui me console, c’est que la notion de vainqueur est en l’occurrence bien relative. Oui, pour toi, pour moi, pour nous tous qui baignons dans le monde de l’art, il y a bien des « vainqueurs », des mouvements et des personnalités qui ont triomphé (provisoirement ?) . Mais pour un public plus large, celui auquel s’adresse ce livre, leur succès institutionnel paraît souvent inexplicable. Faute d’informations, de mise en perspective, leurs démarches, leurs œuvres se heurtent à l’incompréhension. Elles suscitent encore, nous le savons bien, des rejets violents. Je trouvais utile de donner des éléments d’intellection pour que l’on puisse mieux regarder, puis juger plus sereinement. Au fond je ne le regrette pas d’autant que j’ai dû faire moi-même l’effort de me pencher, après d’autres, sur le foisonnement de l’art du XXe siècle afin de dégager les grandes lignes de force, de les soumettre à l’analyse pour tenter de rendre leur enchevêtrement plus clair, plus ordonné et cohérent. Ce travail, rude, m’a passionné, vraiment, et je crois avoir eu une chance magnifique que l’occasion de faire cet effort me soit donnée.

Marcel Alocco : Vers 1880, Bouguereau et Carolus-Duran, vainqueurs de Cézanne et Degas, mais après… L’erreur est peut-être de confondre le constat sociologique, qui est exact en temps réel, et l’histoire, qui garde ce qui fait encore sens après-coup. Ton livre est un outil utile, et ses inévitables parts contestables n’en sont pas les moins fécondes… Tu dresses un état des lieux qui sera refait encore cent fois dans les années à venir : il est lisible dans les deux sens. Les vrais vainqueurs seront ceux dont les productions d’aujourd’hui travailleront encore les productions à venir. Si l’Homme n’est pas mort, c’est qu’il est toujours partant pour de nouveaux paris stupides…

Art Jonction Le Journal n°37, janvier-février 2003

 

Paroles en travail *

Une activité créatrice plus remarquable s’établit toujours sur un réseau d’échange : des écrivains et des artistes de diverses disciplines se rencontrent, discutent, s’accompagnent ou s’opposent, mais si les paroles s’envolent, elles sont « Paroles en travail » qui fécondent ou révèlent les œuvres produites. Dès les années 60-70 existaient, à Nice et autour, des lieux de rencontres comme le Laboratoire 32 de Ben, Le Provence et sa cave qui abritait musiciens de jazz et comédiens, La Cédille qui sourit de George Brecht et Robert Filliou, des revues comme « Tout », « Identités » ou « Open », marginales par nécessité … Quelques rares publications en ont laissé traces, mais les échanges continuent. Ce livre en témoigne.

M.A

* Paroles en travail est un recueil d’entretiens publié en Juin 2009  (Performarts, Collection Geste gratuit)

Ce recueil contient des entretiens de Marcel Alocco avec, dans l’ordre chronologique, Ben (Vautier) et George Brecht (extraits de « Identités »), Alain Freixe (Pour Voix du Basilic), Martin Miguel, et Raphaël Monticelli.

 

 

 

     

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